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DEUX SIÈCLES DE TRANSPORT MARITIME

A MARSEILLE

 

Dans son ouvrage Marseille, porte du Sud, Albert Londres constatait en 1927 : "C’est un port, l’un des plus beaux du bord des eaux. Il est illustre sur tous les parallèles. A tout instant du jour et de la nuit, des bateaux labourent pour lui au plus loin des mers. Il est l’un des grands seigneurs du large. Phare français, il balaye de sa lumière les cinq parties de la terre. Il s’appelle le port de Marseille. "

Depuis que ces lignes ont été écrites, trois quarts de siècle se sont écoulés. Le port est toujours aussi beau mais il a changé, car le monde a changé. Cette évolution va vous être présentée aujourd’hui, depuis le début du XIXe siècle jusqu’à nos jours. L’analyse s’appuie sur un ouvrage paru en 2003 aux Editions Jeanne Laffitte à Marseille : Le Transport maritime, par Roland Caty et Eliane Richard, troisième volume de la collection Le Port autonome de Marseille. Histoire des hommes.

Au cours des deux derniers siècles retenus, trois périodes se dégagent, dont chacune a ses caractéristiques propres. L’une correspond à la première moitié du XIXe  : c’est encore le temps des négociants. Une seconde, entre les années 1860 et 1960, peut être considérée comme le siècle des armateurs. Enfin la dernière, la plus récente, pourrait bien être définie comme l’ère des transporteurs.

 

Le temps des négociants

 

Dans la première partie du XIXe siècle, Marseille vit encore sur les données techniques, les structures économiques et sociales héritées du XVIIIe, une époque qui avait vu le triomphe du capitalisme commercial et la prééminence incontestée du négociant.

Le port est encore limité à la calanque originelle, c’est-à-dire au Vieux-Port actuel. Cet espace se trouve alors totalement intégré à la ville, qu’il s’agisse du bassin, des quais utilisés à la fois comme voie publique et comme lieux de manutention, ou encore des entrepôts qui restent pour beaucoup disséminés dans le tissu urbain et qui sont tous privés de la moindre mécanisation. Malgré des aménagements qui étendent le plan d’eau à 29 hectares et les quais à 3 200 mètres, cet appareil portuaire légué par le XVIIIe siècle arrive à saturation avec un mouvement de la navigation qui quintuple entre 1820 et 1847. A titre de comparaison, Le Havre dispose de 4 hectares de bassins et de 2 700 mètres de quais supplémentaires pour un trafic bien moindre.

Le transport maritime s’effectue encore, pour l’essentiel, avec des voiliers à coque en bois dont la jauge est rarement supérieure à 800 tonneaux. Le brick est le navire de commerce type de l’époque, défini comme un cargo à voiles robuste qui charge tout en tous lieux, tandis que le trois-mâts est réservé au long cours et aux destinations lointaines. Leur prix de revient à la construction ne dépasse pas quelques centaines de milliers de francs. Ce qui explique que l’armement soit à la portée de beaucoup de fortunes individuelles et que les capitaux engagés le soient le plus souvent sous la forme de sociétés de personnes : celles-ci réunissent un petit nombre d’individus dans des sociétés en nom collectif ou en commandite simple. Tel est le cas par exemple d’Augustin Fabre et fils, société de commerce en nom collectif, dans laquelle les deux frères César et Urbain Fabre sont les seuls associés.

Le rôle économique majeur appartient alors aux négociants. Comme au XVIIIe siècle, ils exercent une activité polyvalente qui relève à la fois du négoce, de l’armement, de l’assurance, du courtage, de la banque, voire de l’industrie. Pour eux, le navire est un simple moyen de transport subordonné aux exigences de leur commerce. Ils ne créent donc pas de lignes maritimes régulières soumises à calendrier fixe. Leurs voiliers chargent pour les ports que désignent les besoins du négoce, partent quand il plaît aux affréteurs, arrivent quand le vent le permet, repartent quand ils ont trouvé un fret de retour. Assez souvent la cargaison est confiée au capitaine, véritable fondé de pouvoir et quelquefois même associé, qui a la charge de vendre les marchandises transportées et d’acheter les produits qui seront rapportés au port d’origine.

Beaucoup de négociants marseillais du milieu du siècle sont des hommes nouveaux arrivés avec la reprise économique qui suit la chute de l’Empire. La majorité de ces nouveaux venus est originaire de la région, mais le rayon d’attraction de Marseille s’étend aussi à Lyon et à Paris, au Sud-Ouest comme à l’Est de la France. Il faut également tenir compte des étrangers en provenance de la péninsule italienne, de l’Espagne, de la Suisse ou de la Grèce. Des négociants grecs trouvent refuge dans le port phocéen au moment de l’insurrection de 1821-1829. Ils constituent à Marseille en quelques décennies la plus forte concentration de maisons helléniques d’Europe occidentale après Trieste. La place se trouve ainsi à la tête d’un réseau commercial de dimension internationale.

Ces négociants ont développé des stratégies variées. Certains ont rétabli des courants commerciaux qui avaient été anéantis par les guerres de la Révolution et de l’Empire, comme les Pastré en Egypte, les Rostand et les maisons grecques dans le Levant, les Luce en Algérie, les Rocca sur le pourtour du bassin méditerranéen. D’autres ont créé de nouveaux comptoirs plus lointains sur le continent africain, tels Jacques Altaras au Maroc, les frères Régis du Sénégal à l’Angola, les Fabre au Mozambique.

La maison Rocca fournit l’exemple même de ce négoce de type traditionnel. Elle est fondée à la fin du XVIIIe siècle à Loano, port ligure proche de Savone. C’est une entreprise de construction navale et de commerce international qui crée des comptoirs en Italie, en mer Noire, à Londres puis à Marseille au début du XIXe siècle. Cette société de personnes unit différents membres de la famille et se trouve renouvelée à chaque départ ou arrivée. Le capital de la firme se confond avec la fortune personnelle des associés, laissée en compte courant dans l’affaire. La maison est spécialisée dans le commerce de l’huile d’olive méditerranéenne et des blés de la mer Noire, mais elle se livre secondairement au transport d’autres denrées. L’aire géographique des activités est circonscrite pour l’essentiel en Méditerranée, mais elle s’étend à l’occasion de la Baltique à la Gambie, de la Nouvelle-Orléans à Shanghai. A ce négoce est associée une importante activité d’armement : la société possède une trentaine de voiliers vers 1850.

La flotte attachée au port de Marseille a perdu sa prépondérance nationale d’avant 1791 à la suite des crises de la Révolution et de l’Empire. Elle est surclassée par celle du Havre qui maintient sa supériorité jusqu’au milieu du siècle. La croissance du mouvement de la navigation à Marseille jusqu’en 1850 n’est donc pas due à des bateaux marseillais mais à des unités qui appartiennent à d’autres ports français ou qui battent pavillon étranger.

De plus, Marseille n’est pas pionnière dans le domaine de la navigation à vapeur. Les premiers navires à aubes marseillais n’apparaissent qu’en 1831 (ils sont dus à l’initiative des négociants protestants Charles et Auguste Bazin). Les progrès sont lents dans ce domaine, où Le Havre se montre beaucoup plus dynamique. Les premières liaisons maritimes à vapeur de Marseille se limitent au bassin occidental de la Méditerranée. Un service régulier sur la Méditerranée orientale est mis en place par l’Etat en 1837, et il faut attendre 1846 pour qu’une ligne concurrente soit établie par le négoce marseillais vers la Syrie et Constantinople.

En définitive, tout le système hérité du XVIIIe siècle paraît de plus en plus inadapté au milieu du XIXe face aux progrès de l’époque. C’est d’abord l’évolution des techniques navales qu’entraîne la généralisation de la vapeur. C’est aussi la transformation des structures commerciales de l’armement qui en résulte. C’est enfin le rétrécissement du champ d’action du négociant dont les diverses fonctions sont reprises par des personnes qui en font un métier exclusif, l’armateur, l’assureur, le courtier, le banquier, etc. Autant de facteurs qui font entrer le transport maritime dans une ère nouvelle, celle des armateurs.

 

Le siècle des armateurs

 

Cette seconde période peut être cernée entre les années 1860 et 1960. Elle s’ouvre donc sur une rupture avec les pratiques antérieures.

L’espace portuaire sort des limites urbaines. Après des années de débats sur une nouvelle implantation au nord ou au sud de l’actuel Vieux-Port, l’extension est décidée en direction du nord. Le bassin de la Joliette est mis en service à partir de 1853 ; d’autres suivent, gagnés sur la mer à l’abri d’une digue artificielle. Ces nouveaux ports comptent désormais des kilomètres de quais spacieux dotés d’un outillage spécialisé. Un monumental bâtiment ultramoderne, dû à l’initiative de Paulin Talabot, est construit en 1859 ; il abrite docks et entrepôts. C’est le premier d’Europe continentale, après ceux de Londres et Liverpool. Tout ce complexe est directement relié au nouveau moyen de transport de l’époque, la voie ferrée. Les décennies suivantes voient le développement se poursuivre sans cesse plus au nord, en direction du quartier de l’Estaque, aux limites du terroir marseillais. L’étang de Berre est annexé dans l’entre-deux-guerres et relié au port par le tunnel du Rove inauguré en 1926.

Sur le plan technique, cette période connaît la révolution de la vapeur qui se généralise alors. Celle-ci assure rapidité et régularité des transports maritimes, ce qui permet le développement de lignes de navigation. Le matériel naval se caractérise par des unités qui possèdent des coques en fer puis en acier, un tonnage qui atteint rapidement plusieurs milliers de tonneaux de jauge, des moyens de propulsion qui s’adaptent au progrès technique, passant de la roue à aubes à l’hélice, du charbon au diesel. De ce fait, les navires sont devenus beaucoup plus chers : ils dépassent vite le million de francs et nécessitent désormais des sociétés de capitaux sous forme de commandites par actions ou de sociétés anonymes. Le capital social peut atteindre des sommes considérables, quinze à vingt millions de francs dès la création, bien davantage par la suite.

Dès lors, l’activité maritime passe des négociants aux mains de spécialistes qui font de l’armement un métier spécifique, les armateurs. En une trentaine d’années, apparaissent sur la place les grandes compagnies de navigation qui vont traverser le siècle : les Messageries maritimes en 1852, de loin les premières par leur importance, la Compagnie de navigation mixte (ex- Arnaud et Touache), la Société générale de transports maritimes à vapeur (ou SGTM), la Compagnie générale transatlantique, compagnie havraise qui ouvre une agence à Marseille. Il existe également des armements familiaux, dont certains sont plus anciens telle la compagnie Fraissinet (qui date de 1843), d’autres plus récents comme les compagnies Paquet ou Cyprien Fabre (cette dernière fondée en 1881). Ces sociétés créent un réseau de lignes régulières en Méditerranée d’abord, puis vers l’Extrême-Orient, le continent américain, l’Afrique noire, l’océan Indien, l’Australie. Marseille totalise 70 lignes françaises en 1913.

A ces armements locaux, s’ajoutent tous ceux qui contribuent à faire de Marseille un grand port d’escale international. En 1913, les pavillons de plus de quarante pays flottent sur ses bassins. A côté des soixante-dix lignes maritimes françaises, trente-deux lignes étrangères assurent 60% du mouvement général de la navigation. Ce qui confère à la place une dimension mondiale.

Sa flotte commerciale est redevenue la première de France depuis les années 1850, avec une avance marquée sur Le Havre. En 1900, Marseille représente près de 29% de la marine marchande française, Le Havre 17%. Mais à partir du début du XXe siècle, si cette flotte marseillaise croît en valeur absolue, elle régresse en valeur relative. Quand Marseille double presque son tonnage entre 1880 et 1913, Le Havre fait plus que tripler le sien. En 1913, Marseille ne représente plus que 25% de l’ensemble national, Le Havre 23%.

Les armateurs s’adaptent à tous les types de trafic. Les échanges maritimes contribuent à la mise en place d’un système industrialo-portuaire. A l’importation, des matières premières destinées aux usines marseillaises (blés, oléagineux, sucres bruts, etc.) ; à l’exportation vers les pays non industrialisés, des produits que livrent celles-ci (farines, ciments, tuiles, tourteaux, sucres raffinés, savons, etc.). Ainsi, la fonction industrielle de la place génère plus de 70% du tonnage des marchandises importées et exportées. La fonction de transit alimente aussi le trafic, à l’exemple du minerai de fer algérien ou de la soie brute à destination des fabriques lyonnaises.

Face à la concurrence étrangère, les armateurs poussent à la colonisation, tels Cyprien Fabre au Dahomey ou Alfred Rabaud à Madagascar. Les échanges avec les colonies constituent déjà 20% du tonnage des marchandises en 1913. La concurrence s’intensifiant dans l’entre-deux-guerres, Marseille se replie sur ce marché colonial : des pans entiers de son économie reposent alors sur lui. Elle devient la métropole coloniale française, comme l’attestent les deux expositions coloniales qu’elle organise, la première en 1906 à l’initiative de Jules Charles-Roux, la seconde en 1922.

Dans leur politique de diversification des trafics, les armateurs jouent aussi la carte du transport des hommes. Cet intérêt n’est pas nouveau. Dès la première moitié du XIXe siècle, artistes et hommes de lettres s’embarquent à Marseille pour effectuer le traditionnel pèlerinage en Italie ou un initiatique " voyage en Orient ". En 1832, Lamartine loue un brick pour se rendre en famille dans le Levant ; une ou deux décennies plus tard Théophile Gautier, Eugène Fromentin, Alexis de Tocqueville, Gustave Flaubert comme bien d’autres utilisent les premières lignes régulières de vapeurs dont la vitesse est encore relative et le confort assez spartiate.

A la même époque, mais dans un domaine différent, le négociant Victor Régis arrache au gouvernement français le plus gros contrat de transport d’engagés volontaires africains vers les Antilles. Il s’agit de pallier la pénurie de main-d’œuvre dont sont victimes les planteurs à la suite de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848. De 1857 à 1862, Victor Régis transporte légalement près de 20 000 Noirs, esclaves de potentats africains locaux, qu’il achète, libère et auxquels il fait souscrire un contrat de travail de dix ans avant de les convoyer outre-atlantique. Trente-trois traversées sont ainsi effectuées à partir du Gabon sur neuf voiliers et deux petits vapeurs dans des conditions d’hygiène et de confort déplorables. Le négociant y gagne plus d’un million de francs de l’époque.

En 1870, le trafic passager du port s’élève déjà à 200 000 personnes. Une vingtaine d’années plus tard, les efforts consentis par les armateurs pour adapter leurs navires aux souhaits de la clientèle portent leurs fruits. Les compagnies mettent en service de superbes paquebots à la pointe de la technique ; leur taille, le confort et le luxe des aménagements intérieurs, surtout ceux de première classe, la qualité de la table et du service à bord font l’objet de rapports enthousiastes. C’est le cas de la Compagnie de navigation mixte qui dessert l’Algérie puis la côte d’Afrique. C’est surtout le cas de la ligne d’Extrême-Orient des Messageries maritimes. Cette ligne prend toute son importance avec le percement du canal de Suez en 1869, elle soutient même la comparaison avec celle de sa rivale, la prestigieuse P & O des Anglais. Entre Marseille et Yokohama, plusieurs unités sont prévues pour le transport de 3 600 m3 de fret, 300 passagers et 150 militaires dans les entreponts.

Car tous ne sont pas des voyageurs de luxe ni des fonctionnaires en route vers les colonies. Les armateurs, soucieux de remplir leurs navires, continuent à se tourner vers les transports de masse et s’efforcent de capter à leur profit une partie du flux croissant d’émigrants italiens à destination du Nouveau Monde. Ils les recrutent à Marseille même auprès d’agences d’émigration, ou vont les charger directement à Gênes ou à Naples. Les navires s’équipent en fonction de cette nouvelle clientèle qu’on entasse sans ménagements dans les entreponts. En 1873, on dénombre déjà 12 000 émigrants au départ de Marseille. Le directeur d’une des compagnies reconnaît alors : " Il n’y a pas de plus beau fret que celui des émigrants ".

Plusieurs armements tentent de profiter de cette manne. Les plus grands surtout y affectent de gros paquebots : c’est le cas sur l’Amérique du Sud des Messageries maritimes et de la SGTM : cette dernière, à elle seule, convoie 30 000 émigrants en 1906. C’est aussi le cas de la Compagnie générale transatlantique vers les Antilles et l’Amérique centrale, comme de la Compagnie Fabre vers New York et Buenos Aires. En 1893, le jeune et futur armateur Paul Cyprien-Fabre embarque sur un navire de la flotte paternelle, chargé d’un millier d’émigrants. Son journal, où il consigne avec réalisme ses impressions, est un récit effarant qui livre un témoignage rare et précieux sur ce type de traversée. Ce trafic passager est donc favorisé par le développement de la colonisation et par l’essor de l’émigration dont Marseille devient une plaque tournante : il triple presque en importance et frôle les 600 000 voyageurs en 1913.

Après la guerre, l’instauration de la politique des quotas aux Etats-Unis oblige certains armateurs à développer des pratiques peu régulières, mais tout aussi lucratives. En 1929, un long rapport du ministère de l’Intérieur (conservé aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône) accuse les Messageries maritimes et la Compagnie de navigation à vapeur Cyprien Fabre de se livrer de conserve à l’immigration clandestine d’Arabes aux Etats-Unis, avec l’aide de recruteurs locaux au Yémen et d’hôteliers arabes à Marseille. La seule compagnie Fabre gagnerait dans ce trafic près de trois millions de francs par an. Simple sursis avant la fermeture de la Fabre line en 1931.

Pour rentabiliser leur flotte, les armateurs jouent aussi une nouvelle carte : ils innovent en inventant le tourisme maritime et s’efforcent de capter la riche clientèle internationale des " années folles ". La Compagnie générale transatlantique crée une Société des voyages et hôtels nord-africains. Elle ouvre quarante-quatre hôtels en Tunisie, en Algérie et au Maroc en utilisant parfois des demeures prestigieuses, tel le palais Jamaï à Fez, ou en construisant de toutes pièces dans le style local, comme la Mamounia à Marrakech. La société propose un billet combiné bateau-train-hôtel et met en place vingt-neuf circuits de découverte.

De même dans les années 1920, les Messageries maritimes profitent du regain de l’égyptomanie consécutif à la découverte de la tombe de Toutankhamon, pour améliorer leur desserte d’Alexandrie. Elles lancent deux paquebots, le " Champollion " et le "Mariette Pacha ", dont la décoration, mélange d’art déco et de style pharaonique, est déjà en soi une invitation au voyage. Au total, à la veille de la deuxième guerre mondiale, le trafic a quintuplé depuis 1870. Près d’un million de passagers embarquent ou débarquent chaque année à Marseille.

La recherche de ce fret passager est d’ailleurs une constante chez les armateurs marseillais qui transportent à l’occasion des pêcheurs de Saint-Malo à Terre-Neuve, des pèlerins à La Mecque ou à Jérusalem, des militaires lors de la guerre de Crimée, des troupes coloniales et, pour finir, des rapatriés d’Algérie. Ce qui symbolise la fin d’une époque.

En effet, la première guerre mondiale entraîne d’une part des destructions massives dans la flotte marseillaise et d’autre part la perte de plusieurs marchés commerciaux traditionnels. La crise économique des années 1930 et le retour généralisé au protectionnisme accroissent encore ces difficultés. Les tentatives de reconquête des marchés et de modernisation de la marine marchande se font alors sur des schémas nationaux et coloniaux traditionnels qui sont déjà en partie dépassés. En dépit des efforts déployés, la flotte de Marseille poursuit le déclin amorcé au début du siècle. Au cours des années 1920, elle est rejointe puis distancée par Le Havre ; en 1937, elle ne représente plus que le quart de la marine marchande française quand sa rivale atteint déjà le tiers. Le deuxième conflit mondial accentue ce recul absolu et relatif, auquel s’ajoute la destruction des infrastructures portuaires. En 1953, la marine marseillaise s’est effondrée à un niveau inférieur à celui qu’elle occupait en 1913 : son tonnage compte pour moins de 20% de l’ensemble national, quand Le Havre en constitue désormais près de 44%, c’est-à-dire plus du double de Marseille.

 

L’ére des transporteurs

 

A partir des années 1960, s’ouvre une troisième période. La rupture est aussi importante que celle qu’avait provoquée, au siècle précédent, la généralisation de la vapeur. Cette rupture est due en partie à une nouvelle série de crises : c’est l’effondrement du système industrialo-portuaire traditionnel, c’est la disparition de l’empire colonial, c’est la concurrence de l’aviation qui ruine les services passagers et postaux. Aussi un certain nombre de sociétés d’armement locales qui s’appuient sur les marchés nationaux et coloniaux ne peuvent éviter le naufrage, telles les compagnies Fabre, Fraissinet, Paquet ou la Compagnie de navigation mixte. Certaines sont contraintes de se tourner vers d’autres activités, à l’instar de la compagnie Daher spécialisée aujourd’hui dans la logistique et le transport, ou encore de se regrouper, comme les Messageries maritimes et la Transat, les deux grandes sociétés d’armement du XIXe siècle.

Pour s’adapter à la conjoncture, les responsables économiques de la place cherchent, avec l’aide de l’Etat, à fixer de nouveaux trafics et de nouvelles industries. Ils développent le cycle du pétrole et de la pétrochimie, cycle qui avait été amorcé dans l’entre-deux-guerres autour de l’étang de Berre. Ils y ajoutent une industrie chimique et la sidérurgie sur l’eau qui s’implantent encore plus à l’ouest, sur le golfe de Fos. L’espace portuaire se dilate donc jusqu’au Rhône. D’immenses darses sont creusées à l’intérieur des terres : il ne s’agit plus de bassins gagnés sur la mer comme au siècle précédent. Ce nouvel ensemble industrialo-portuaire considérable, d’une superficie supérieure à celle de Paris intra-muros, constitue un potentiel économique de taille internationale. Il passe en 1966 sous l’autorité d’un organisme unique, le Port autonome de Marseille. Le trafic marchandises dépasse les cent millions de tonnes en 1973, avant de subir les contrecoups des deux chocs pétroliers.

Parallèlement, l’évolution des techniques a de profondes répercussions sur la chaîne des transports, dont certains secteurs se trouvent totalement modifiés. A la fin des années 1960 apparaît un nouveau type de bateau, le " roulier " qui charge directement voitures et camions sans l’intervention de dockers ou de grues. C’est le " roll-on roll-off ", ou ro-ro, un système qui élimine pratiquement toute manutention et qui convertit les bateaux en segments de route ou d’autoroute qui naviguent. En application de cette technique, par exemple, les armateurs marseillais viennent de mettre en place, en 2003, une " autoroute de la mer " avec des navires rouliers, qui sont destinés à désengorger le trafic routier entre Marseille et Savone. Ce type de ligne est appelé à s’étendre sur l’ensemble de la rive nord du bassin méditerranéen.

Autre création appelée à un grand retentissement, le conteneur qui est destiné à la marchandise diverse. C’est une unité de charge de grand volume qui fait passer les cargaisons de l’état de fret hétéroclite à l’état de véritable vrac solide, tramé en modules identiques. De sorte que le conteneur peut emprunter plusieurs modes de transport : il voyage indifféremment par voie maritime, terrestre, ferroviaire, fluviale. Les conséquences de cette innovation sont immenses : c’est la construction de nouveaux cargos ou porte-conteneurs, c’est l’adaptation des ports en ce qui concerne les quais et les matériels de levage, c’est l’apparition de logistiques nouvelles.

Marseille-Fos s’équipe en terminaux spécialisés, comme le terminal à conteneurs de Graveleau dont la capacité doit être prochainement doublée avec la réalisation du projet Fos 2XL. De plus, d’immenses espaces de réception, de conditionnement et de distribution des conteneurs sont créés, comme Fos Distriport, qui est une plate-forme d’interconnexion (ou " hub "), et qui est elle aussi actuellement en extension. Enfin, pour maîtriser la circulation de ces nouveaux flux, les ports sont amenés à créer des terminaux plus éloignés à l’intérieur des terres, appelés " ports avancés " ou " ports secs ". Ils sont implantés à la croisée des grands axes de communication, au centre des bassins de production et de consommation. Tel est le cas du site Edouard-Herriot, à Lyon, une véritable transplantation de Marseille-Fos au cœur de son " hinterland ", grâce notamment à une interconnexion informatique qui permet de délocaliser toutes les procédures administratives et douanières, comme d’assurer une fluidité maximale des chaînes de transport.

Parce qu’un tel système ne peut fonctionner sans un réseau de navettes, appelées chaînes logistiques, qui relient le port maritime aux points stratégiques de son " hinterland ". Marseille en offre un exemple unique en Europe, avec Rotterdam, par la mise en place de services fluviaux conteneurisés sur le Rhône et la Saône, comme par la création de convois ferroviaires spéciaux sur Toulouse, Bordeaux, Lyon, Paris, l’Ile-de-France, Metz avec des prolongements en Allemagne, en Suisse et bientôt en Italie.

Ainsi, avec le conteneur standardisé, le transport maritime est désormais intégré dans une chaîne continue qui emprunte différents modes de circulation, navire, camion, train-bloc, barge sur voie d’eau. Désormais, l’armateur se mue en transporteur ; il est amené à élargir son rayon d’action au-delà du secteur maritime, à contrôler la circulation de la marchandise sur terre comme sur mer, du point de départ à la livraison, ce qui peut aller jusqu’au rayon de supermarché.

De plus, avec la mondialisation croissante des échanges commerciaux, les opérateurs cherchent à exploiter des lignes maritimes régulières qui joignent les grands pôles de croissance économique mondiaux sur un axe est-ouest, de l’Extrême-Orient au continent américain. Des services " tour du monde " sont créés pour capter ces flux de marchandises conteneurisées. Les sociétés d’armement les plus dynamiques tendent ainsi à devenir des transporteurs globaux, comme CMA CGM à Marseille.

Pour répondre à ces évolutions, les responsables économiques locaux visent à développer une diversification des échanges. D’un port traditionnel et pétrolier, ils veulent faire de Marseille-Fos un port " généraliste " qui s’intéresse à toutes les catégories de trafic, à tous les services. Éric Brassart, directeur général du Port autonome, le confirme : " C’est notre stratégie de valeur ajoutée, une stratégie qui marche. Nous devons être bons partout. Nous raisonnons marché par marché, segment par segment. "

Avec un trafic de 92,3 millions de tonnes en 2002, Marseille se situe au quatrième rang européen, après Rotterdam, Anvers et Hambourg (qui atteint 97,6 millions de tonnes). Marseille est de plus le premier port méditerranéen devant Gênes (51,7 millions de tonnes) et Barcelone (32,6 millions de tonnes). La part prépondérante des échanges est toujours assurée par les hydrocarbures qui représentent aujourd’hui les deux tiers du trafic total et classent Marseille parmi les trois premiers ports pétroliers du monde, derrière Rotterdam et Huston (au Texas). A titre d’exemple, Fouquet-Sacop est une compagnie marseillaise qui s’est spécialisée dans ce type de transport. La prochaine implantation d’un nouveau terminal méthanier à Fos répond à la volonté de créer un " hub " gazier pour tout le Sud de l’Europe, face à la concurrence de Barcelone.

A côté de ce secteur des hydrocarbures, à côté des vracs chimiques et minéraliers qui assurent 18% du trafic total, le port veut accroître le secteur des marchandises diverses, notamment celui des conteneurs pour lequel Marseille n’est encore qu’au sixième rang en Méditerranée. Ces échanges conteneurisés marquent une très forte croissance à Fos en 2003 (+11,3%). Une croissance qui est due en particulier à la mise en service par les principaux opérateurs d’immenses navires transporteurs de dernière génération et aussi à l’ouverture de lignes maritimes conteneurisées comme la liaison Dragon Express de la Mediterranean Shipping Company (ou MSC), ligne qui dessert la Méditerranée, l’Extrême-Orient et l’Asie du Sud-Est. Ce trafic conteneurs de la place intéresse l’" hinterland " marseillais à plus de 97% (le reste étant réexporté sur d’autres ports). Le développement des services conteneurisés sur le Rhône et la Saône conduit même à la création prochaine à Fos d’un terminal fluvial pour conteneurs, car le port a l’ambition de devenir le débouché maritime privilégié des régions de Mâcon, Chalon et Lyon.

De même, Marseille cherche à développer le trafic des passagers, qui atteint deux millions de voyageurs en 2003, dont près de la moitié avec la Corse. Cette ligne de Corse est exploitée aujourd’hui par deux sociétés maritimes : la Compagnie méridionale de navigation (ou CMN) fondée en 1930 par la famille Rastit, et la Société nationale Corse-Méditerranée (ou SNCM), laquelle est l’héritière de la Mixte et des activités méditerranéennes de la Transat. La SNCM est aujourd’hui contrôlée en quasi-totalité par l’Etat, elle possède une flotte de onze navires dont certains, comme le Napoléon Bonaparte, sont équipés d’une technologie de pointe et dotés d’un confort luxueux. Car la SNCM s’emploie à diversifier ses activités : liaisons sur le Maghreb, mini croisières en Méditerranée occidentale, accueil de manifestations occasionnelles.

Dans la même optique, Marseille veut aujourd’hui relancer le secteur des croisières que seule la compagnie Paquet avait cherché à maintenir dans la deuxième moitié du XXe siècle. Cette compagnie Paquet avait tenté de subsister avec son programme " Cap sur Dakar " et une ouverture sur le marché américain entre la Floride et les Antilles. Grâce à la renommée de ses croisières gastronomiques et culturelles, le nom de Paquet avait même survécu un temps au rachat de la compagnie en 1973, avant de disparaître au profit de l’armement étranger Costa.

Depuis quelques années le Port autonome mise sur le renouveau de ce secteur des croisières. Son vice-président Jacques Truau est le fondateur du " Club de la croisière " qui soutient activement cette politique. Les navires de croisière de taille moyenne et modeste sont accueillis à Marseille respectivement au Cap Janet et à la Joliette, tandis qu’une nouvelle gare maritime - la plus importante de ce type en Méditerranée – vient d’être mise en service au môle Léon-Gourret pour recevoir les paquebots géants, comme le Queen Mary 2. Le TGV devrait arriver au pied des passerelles en 2005.

Aujourd’hui, Marseille accueille vingt-huit compagnies de croisières qui assurent 325 escales dans le port. Celui-ci est tête de ligne des trois plus gros opérateurs européens, Costa (filiale de Carnival), Festival et MSC, en attendant l’arrivée prochaine des Américains. Avec 350 000 croisiéristes, ce secteur des croisières connaît une envolée spectaculaire en 2003, enregistrant une croissance de 37% par rapport à 2002. Marseille est devenue le premier port de croisière français ; elle ambitionne désormais de rivaliser avec Gênes (600 000 croisiéristes) et Barcelone (800 000).

Dans le cadre de la recherche d’une diversification toujours plus grande, il faut aussi tenir compte des activités de service, comme la logistique que développe le Groupe Daher, ou le remorquage et l’offshore pour lesquelles Groupe Bourbon tient une place de tout premier rang à l’échelle nationale, voire internationale : les 132 navires offshore du Groupe Bourbon, des merveilles de technologie, sont destinés à fournir par tous les temps la totalité des services indispensables aux plates-formes pétrolières. Donc un port global et généraliste, tel est désormais le mot d’ordre des acteurs économiques de la place.

Des hommes nouveaux sont aujourd’hui aux commandes des principales sociétés de transport maritime marseillaises comme la SNCM (Société nationale Corse Méditerranée), la CMN (Compagnie méridionale de navigation), Marfret, Sudcargos, Fouquet-Sacop, Groupe Bourbon successeur de la Compagnie Chambon, CMA CGM en partie héritière des Messageries et de la Transat, que préside Jacques Saadé. Ces dirigeants sont animés d’un état d’esprit empreint de modernité : peu soucieux du passé, ils sont résolument tournés vers le présent et plus encore vers l’avenir.

Par exemple, à une époque où le commerce et la navigation font de plus en plus appel à des techniques sophistiquées, ces dirigeants misent sur le capital humain et veillent de près à la formation de leur personnel. Le patron de Bourbon maritime déclare : " Les hommes sont plus importants que les machines ". Pour sa part, CMA CGM a conclu un partenariat avec l’École de la marine marchande et l’Ecole supérieure de commerce de Marseille pour créer un master en management maritime international. La compagnie dispose aussi de sa propre université, dénommée " First " comme il se doit.

Ce qui n’empêche pas ces mêmes responsables d’avoir recours à des fournisseurs mondiaux d’équipages ukrainiens, slovènes, croates, philippins ou autres, car de tels fournisseurs livrent des ensembles complets avec commandant et gestionnaire de bord. Rentabilité oblige. Les nouveaux acteurs de la place ont en effet une vision mondialiste de l’économie qui dépasse largement le cadre local.

Quant à la flotte marseillaise, on ne peut plus aujourd’hui l’évaluer selon les critères du passé en raison de la diversité des pavillons. Ainsi, les bateaux de Bourbon maritime naviguent, selon leur type (remorqueurs, offshore ou vraquiers) sous pavillon français, pavillon bis ou pavillon des Caraïbes ; la flotte CMA CGM, elle, navigue sous pavillon bis ou des Bahamas.

Ce qu’on peut mesurer, en revanche, c’est qu’à Marseille-Fos, le nombre d’escales de navires a dépassé 10 000 en 2002, qu’une centaine d’armements français et étrangers assure l’activité de la place avec 238 services maritimes vers 140 pays et 400 ports à travers le monde. Aujourd’hui, Marseille est redevenue la première place maritime de France par l’importance de son trafic qui atteint 95,6 millions de tonnes en 2003. Elle est aussi la première place armateuriale française par le nombre de sièges de sociétés d’armement comme par l’importance de certaines d’entre elles. Bourbon maritime, nous l’avons vu, est l’un des principaux acteurs mondiaux du remorquage et de l’offshore ; CMA CGM, dont le siège social a été inauguré en 2002 à Marseille, est le numéro un français, le numéro quatre européen et le numéro cinq mondial du transport maritime conteneurisé.

En deux siècles le port de Marseille a donc connu une succession de crises et de périodes d’expansion. S’adapter, telle semble être la constante de ces décennies. A chacune des époques considérées, les responsables de l’économie portuaire se sont efforcés d’apporter de nouvelles solutions aux problèmes. Avec un succès relatif parfois, avec bonheur quand ils jouent la carte de l’innovation. Car toujours des hommes nouveaux relaient les anciens lorsque ces derniers sont dépassés.

Ainsi, au-delà des différences structurelles et conjoncturelles des diverses périodes évoquées, des constantes se dégagent comme autant de traits spécifiques de la place : une situation et un site qui constituent l’un des plus grands atouts de Marseille en Méditerranée et en Europe ; le pouvoir d’attraction d’une ville cosmopolite qui draine les travailleurs et qui, parfois décriée, finit par séduire les entrepreneurs ; enfin un fréquent renouvellement des trafics, des capitaux et des hommes.

 

Conférence d’Eliane Richard à l’Académie de Marseille, le 27 mai 2004

 

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