Mémoire en ligne de l'Académie
LE JOURNAL DE VOYAGE EN ECOSSE
D’UNE FILLE D’ARMATEUR MARSEILLAIS AU XIXE SIECLE
Eliane Richard
Académie de Marseille, 22 mai 2009
Glasgow et Marseille sont deux ports, aujourd’hui jumelés, qui ont connu une
grande prospérité au XIXe siècle avant de subir, au XXe, une crise profonde et
d’aborder le XXIe sous le signe du renouveau. Ils ont entretenu dans le passé
d’étroites relations et ce sont certains de ces rapports que je voudrais évoquer
à travers le journal de voyage en Ecosse d’Isabelle exactement, rédigées en 1869
par une jeune bourgeoise marseillaise alors âgée de 18 ans qui accompagne son
père, l’armateur Adolphe Fraissinet, à Glasgow, à l’occasion d’un voyage
d’affaires. 36 pages, donc plus de la moitié du journal, sont consacrées à
l’Ecosse.
A cette date, Marseille est le premier port
de France, le premier de Méditerranée, le premier d’Europe continentale, le
quatrième au monde. Il vient de s’agrandir en construisant quatre nouveaux
bassins abrités par une digue artificielle au nord du Vieux-Port traditionnel,
et il s’est doté de docks modernes desservis par la voie ferrée, sur le modèle
de ceux de Londres ou de Liverpool.Il a multiplié les liaisons avec toutes les
parties du monde, la Méditerranée mais aussi l’Afrique, les deux Amériques et
l’Extrême Orient. De nombreux pavillons étrangers fréquentent ses quais au
premier rang desquels la P.§ O. britannique qui assure la malle des Indes.
Plusieurs compagnies de navigation ont vu le jour à Marseille dans les années
1850 et 1860, les Messageries maritimes, la Compagnie de navigation Mixte, la
Société générale de navigation à vapeur (SGTM), la Compagnie Paquet, précédant
la Transat et la Compagnie Fabre.
Mais la plus ancienne est la Compagnie Fraissinet dont la naissance remonte à
1843 et qui a donc déjà, en 1869, un quart de siècle d’existence.
Nous allons faire d’abord la connaissance des Fraissinet et de leur fille
Isabelle puis nous suivrons la famille tout au long de son voyage et nous
découvrirons l’Ecosse dans le regard que portait sur elle une jeune
Marseillaise, il y a 140 ans.
Les Fraissinet sont des négociants du Languedoc, installés à Montpellier, et
dont une branche de la famille arrive à Marseille au milieu du XVIIIe siècle.
Cent ans plus tard, ils tiennent une place de premier plan dans la communauté
réformée de la ville, une minorité importante moins par son nombre (environ 4%
de la population) que par son implication dans la vie économique locale, qu’il
s’agisse du négoce, du courtage, de la banque, de l’assurance, de l’industrie ou
de l’armement.
Quand Marc-Constantin Fraissinet (le grand-père d’Isabelle) se lance dans
l’armement en 1837, il est parmi les tous premiers à utiliser la grande
innovation qu’est alors la vapeur. Il crée sa propre compagnie en 1843 et, dix
ans plus tard, la transforme en société en commandite par actions la Société
marseillaise de navigation à vapeur Fraissinet et Cie. En 1869, elle est dirigée
par les deux fils du fondateur décédé trois ans plus tôt, Adolphe et son cadet
Louis. Elle entretient des lignes régulières avec le Languedoc, l’Espagne, le
Portugal, Rouen, l’Italie, la Corse, l’Algérie, la Méditerranée orientale
(Constantinople, l’Egypte), avant de se lancer, plus tard, vers l’Afrique et
l’Amérique.
Les Fraissinet sont une grande famille à tous les sens du terme. Grande d’abord
par l’importance de ses membres qui, du fait de la diaspora protestante, sont
très disséminés. Il y a les Fraissinet du Languedoc, ceux de Hollande, de
Norvège, de Suisse, et même d’Alger ; ce qui pour les affaires est un grand
atout. A Marseille même, ils sont nombreux car ils ont beaucoup d’enfants.
Marc-Constantin Fraissinet, le fondateur de la compagnie en a douze, ce qui avec
les gendres, belles-filles et petits-enfants donne lieu à de belles réunions de
famille. Cette forte natalité permet de mettre en place des stratégies
matrimoniales, une pratique courante dans la bourgeoisie de l’époque car elle
favorise la mise en place de réseaux d’affaires. Ces stratégies s’exercent alors
au sein de la communauté réformée qu’elles contribuent à souder mais aussi au
sein même de la famille où l’endogamie entre cousins, et même entre cousins
germains, est fréquente. Ainsi Adolphe Fressinet, le père d’Isabelle, épouse
Eugénie Bazin, une lointaine cousine. Les Bazin sont des négociants protestants
d’origine suisse qui ont fait construire en 1832 les deux premiers vapeurs
attachés au port de Marseille. Par ailleurs, une sœur d’Adolphe épouse un frère
d’Eugénie. Ces mariages croisés préludent au rachat de la compagnie Bazin par
les Fraissinet en 1865, quelques années donc avant ce voyage à Glasgow.
Toutes ces familles se regroupent dans une territoire restreint, le quartier du
nouveau Palais de Justice et plus précisément sur le cours Bonaparte (devenu
plus tard cours Pierre Puget) qui était alors, selon un chroniqueur de l’époque,
le rendez-vous des gens comme il faut. Si à la première génération, l’hôtel
particulier du fondateur où a grandi son fils Adolphe, est encore modeste, à la
suivante, celui où la jeune Isabelle a été élevée, en face, de l’autre côté de
l’avenue, est déjà beaucoup plus imposant. Surtout, ses grands parents paternels
et maternels ont chacun leur bastide dans le terroir marseillais. Ce sont des
propriétés rurales et de villégiature où les familles se réunissent pendant la
saison chaude et à l’automne pour la chasse.
Les Fraissinet en ont une à Roquefavour, à plusieurs kilomètres de la ville.
Celle des Bazin à Bois-Luzi, est beaucoup plus proche (elle est aujourd’hui
englobée dans l’agglomération et transformée en auberge de jeunesse). Les
enfants s’y retrouvent entre cousins et coreligionnaires pour les vacances. Là,
se préparent les mariages et cette
endogamie religieuse et familiale permet de constituer des réseaux de pouvoir.
C’est ainsi que les Fraissinet sont devenus des notables. A Marseille, Adolphe
exerce d’importantes fonctions : à 48 ans, il a déjà été juge au Tribunal de
commerce, il siège depuis quatre ans au conseil municipal et il ne tardera pas à
entrer à la Chambre de Commerce qui regroupe l’élite économique locale. Il va
bientôt être élu député des Bouches-du-Rhône et, comme la plupart des
protestants, il s’opposera aux monarchistes en soutenant la République qui va
succéder à l’Empire. Il obtiendra alors la Légion d’honneur, décoration qui
s’ajoutera à bien d’autres distinctions étrangères.
Tel est le milieu dans lequel grandit sa fille Isabelle, première enfant d’une
fratrie de cinq. Plus tard, elle épousera un avocat protestant, Aimé Couve, issu
d’une famille de banquiers déjà alliée aux Fraissinet, et décèdera en 1914 à
l’âge de 63 ans.
Comme beaucoup de fillettes de l’époque, Isabelle a une institutrice privée ;
c’est à la demande de celle-ci qu’elle rédige un journal dont il subsiste
plusieurs fragments. Il a été longtemps conservé dans les archives familiales de
Guy Fraissinet, son petit-fils ; puis, il a été déposé aux archives municipales
de Marseille (cote 39 ii 24).
C’est un précieux document. Vers 13-14 ans, la fillette y relate sa vie
quotidienne, y confie ses états d’âme et donne une multitude de détails sur son
éducation protestante.
A quinze ans, elle a conscience qu’une page se tourne, qu’elle sort de l’enfance
et qu’elle devient une demoiselle. Mais elle a pris l’habitude de confier ses
réflexions au papier et, trois ans plus tard, en 1869, elle tient encore son
journal de voyage en Ecosse.
C’est un récit au jour le jour qui permet de suivre la famille pendant un mois
et demi au cours d’un voyage à la fois familial, d’affaires et d’agrément.
Familial car les Fraissinet quittent Marseille le 16 août avec quatre enfants ;
seul le dernier, Adolphe dit Dodo, trop jeune (sept ans) pour faire partie de
l’expédition, reste à Marseille. Par le train de nuit, ils gagnent d’abord la
Suisse. A Genève, Lausanne, Vevey, Monteux, ils rencontrent plusieurs membres de
la famille maternelle d’Isabelle, les Bazin. Ils y passent ainsi une semaine en
visites diverses et y laissent encore deux autres enfants de moins de treize
ans, Max et Augusta.
C’est donc à quatre, les parents et les deux filles aînés, Isabelle et Marie
qu’ils reprennent le train pour Paris et Calais, puis le bateau pour Douvres et
à nouveau le train pour Londres où ils arrivent le 25 août. Ils y resteront cinq
jours pour découvrir la capitale : ils voient tout, Westminster, Buckingham
Palace, la tour de Londres, la City, la cathédrale Saint Paul, la National
Gallery, Cristal palace et aussi Windsor et Greenwich : Isabelle apprécie et
préfèrerait, écrit-elle, habiter Londres que Paris. Ils en profitent aussi pour
rendre visite à leur ancienne bonne anglaise, Jane (et à son baby) à laquelle
les jeunes filles sont restées très attachées. Enfin le 1er septembre, la
famille prend un train de nuit pour Glasgow où elle arrive le 2 septembre, à 7 h
du matin. Commence alors le voyage en Ecosse. Il durera exactement un mois
jusqu’au 2 octobre, date à laquelle les Fraissinet reprendront en sens inverse
le chemin de fer puis le bateau et à nouveau le chemin de fer pour Paris.
Débute alors le voyage d’affaires. A peine installée à l’hôtel, la famille est
accueillie par des représentants des chantiers Napier, notamment par M Robinson
. Adolphe Fraissinet retrouve aussi ses propres ingénieurs qui l’avaient précédé
sur place et parmi eux le directeur de ses ateliers, Lagrafel. A Marseille en
effet, l’armateur possède des ateliers de réparation navale et de constructions
mécaniques qui occupent 300 ouvriers (c’est aujourd’hui la halle du « marché aux
puces »). Les ingénieurs doivent adapter les machines à double expansion, qui
sont alors à la pointe du progrès, sur les coques des navires construits à
Greenock. Avec eux, Adolphe Fraissinet se précipite vers le chantier où il doit
prendre livraison de deux bâtiments : là est la véritable raison de ce
déplacement.
A cette époque en effet, de nombreux armateurs marseillais achètent tout ou
partie de leur flotte en Grande Bretagne (Hull, West-Hartlepool) et notamment à
Glasgow, dans les chantiers de la Clyde (Dumbarton et Greenock) chez Stephen and
sons, Scott, Smith and Roger, Caird and co, Archibald Macmillan et Napier and
sons. La raison en est la libéralisation des échanges entre la Grande-Bretagne
et la France qui s’annonce en 1855 (droit de 10% pour la francisation) et
s’intensifie après la signature du traité de commerce de 1860. La loi du 19 mai
1866 établit en effet une franchise presque totale (2%) pour l’achat des navires
; elle favorise ainsi l’industrie navale britannique avantagée par la proximité
des matières premières et donc plus compétitive que les chantiers méditerranéens
(la Seyne et la Ciotat), pourtant très proches de Marseille mais où les coûts de
fabrication sont supérieurs.
« L’Europe » et « l’Afrique », son sister ship, sont les 36e et 37e navires que
les Fraissinet ont fait construire depuis la fondation de la compagnie. Et ce
sont les 11e et 12e construits en Grande-bretagne depuis 1856.
Ils sont tous deux destinés à une nouvelle ligne Marseille-Bombay que les
armateurs souhaitent inaugurer prochainement.
Le lendemain de l’arrivée, commencent les essais de « l’Europe » mais un petit
accident oblige à les interrompre. Trois jours plus tard, toute la famille
embarque sur un remorqueur pour prendre à bord un dîner qu’Isabelle qualifie
d’excellent. Le bateau est superbe ; nous avons visité les appartements des
passagers qui sont très confortables. Quelques jours plus tard, c’est son jumeau
« l’Afrique » qui accueille la famille. Le 13, c’est la reprise des essais qui
sont admirablement réussis. « L’Europe » peut quitter Glasgow pour Marseille. Le
18 novembre 1869, flambant neuf, il fera partie de la flotte qui participe en
grande pompe aux cérémonies d’inauguration du canal de Suez. Par la suite, il
sera affecté à la ligne d’Asie que les Fraissinet tentent d’ouvrir, sans grand
succès d’ailleurs. Mais c’est un autre navire de la Compagnie, « l’Asie »
construit quatre ans plus tôt à West-Hartlepool, qui sera le premier navire en
charge à franchir le canal au retour des Indes, comme l’atteste un télégramme de
Ferdinand de Lesseps, soigneusement conservé dans les bureaux de la compagnie.
Le troisième aspect de déplacement est touristique. Au début, il se déroule
parallèlement au séjour d’affaires, les hommes étant absents ou rejoignant les
dames seulement sur certaines parties du parcours. Mais après le départ du
navire, le reste du voyage rassemble les deux familles Fraissinet et Robinson
escortées de leur femme de chambre et parfois de quelques amis. Au total, il
s’agit d’un périple assez complet qui permet aux visiteurs de découvrir les deux
grandes villes d’Ecosse, Glasgow et Edimbourg et, au cours de deux circuits, la
majeure partie du pays.
D’abord Glasgow et ses environs où ils passent au total une semaine (un jour à
l’arrivée, cinq en milieu de séjour et encore deux jours avant le départ). En
compagnie de Madame Robinson, Madame Fraissinet et ses filles, parfois
accompagnées des messieurs, font une promenade en voiture dans les principales
rues de la ville, des courses dans quelques beaux magasins, arpentent le parc de
West End.
pour changer, écrit avec un rien d’humeur la petite française car ce n’est pas
la première fois qu’elle rencontre l’adversaire de Napoléon, depuis qu’elle a
mis le pied sur le sol britannique. Ils visitent aussi le port, Greenock, les
ateliers de construction navale des Napier où sont construits les deux navires,
des hauts fourneaux, un vaisseau de guerre, et même les réservoirs à eau de la
ville. Dans les environs, sur les bords du loch Long, Isabelle remarque des
côtes couvertes de charmantes habitations de campagne ou de petits châteaux
appartenant à de riches particuliers de Glasgow, l’équivalent nordique des
bastides provençales.
Les Fraissinet sont invités plusieurs fois chez les Robinson, pour dîner ou
prendre le thé ; ils font avec eux des parties de croquet de salon et les deux
sœurs reçoivent en cadeaux de superbes livres reliés, dorés sur tranche, (les
Oeuvres poétiques de Walter Scott pour Marie et, pour Isabelle, Le journal de
voyage de la reine dans les Highlands). Monsieur Napier père lui-même les
héberge une nuit dans son beau château de Shandon house à Helensburgh, sur les
rives de la Clyde. La demeure impressionne beaucoup Isabelle qui trouve qu’elle
ressemble un peu à un musée avec ses pièces remplies de faïences et d’objets
précieux (dont un flacon ayant appartenu à Marie Stuart et une clef forgée par
le roi Louis XVI en personne), ses salles de curiosités, ses galeries de
tableaux de Murillo, Tégniers, Van Dyck, etc., sa superbe serre remplie des
plantes rares. Elle apprécie surtout le parc avec ses fleurs et son gazon
descendant jusqu’au bord de l’eau. Cette habitation est un paradis terrestre, un
véritable Eden. Enfin, avant de quitter l’Ecosse, les Fraissinet passent avec
leurs hôtes une soirée au théâtre où l’on donne un opéra anglais sur lequel
Isabelle ne s’étend pas.
Deux jours entiers sont consacrés à Edimbourg, atteint après deux heures de
chemin de fer. Isabelle apprécie le panorama sur la ville, le palais d’Holyrood,
le château, la galerie de peintures, une magnifique exposition de fleurs et de
fruits mais elle avoue ne pas aimer du tout le musée des antiquités.
De même, elle n’apprécie pas la vieille ville, sombre et enfumée, ses maisons
noires et la misère de ses habitants. A la future dame de charité qu’elle se
doit d’être, on montre des établissements de bienfaisance, un hôpital qui est
aussi une maison d’éducation et une « ragged school » qu’elle traduit par «
école déguenillée ».
Outre les deux capitales historique et économique de l’Ecosse, la famille
toujours escortée de ses hôtes, les Robinson, effectue deux périples à travers
le pays.
Le premier de quatre jours leur permet de visiter la région des lochs au nord de
Glasgow : le Lomond, le loch d’Arclet, le loch Katrine, celui d’Achray, de
Venachar, le loch Long Pour cela, on emprunte tantôt la voiture particulière,
tantôt les omnibus à quatre chevaux, très élevés et qui peuvent contenir jusqu’à
25 personnes, tantôt le bateau, tantôt le steamer, voire le remorqueur, tantôt
le chemin de fer. Le 6 septembre, après avoir enfin regagné son hôtel à Glasgow,
à 10 h du soir, Isabelle, épuisée, confie à son journal : aujourd’hui, nous
avons changé dix fois de moyen de voyager.
Le deuxième circuit dure seize jours. Les voyageurs vont découvrir d’abord la
côte au Nord-ouest de Glasgow jusqu’à Oban, où ils logent plusieurs jours au
Great Western hôtel. Isabelle s’enthousiasme : Nous sommes confortablement
installés et nous jouissons d’une vue magnifique. Malheureusement le temps ne
tarde pas à se gâter : le 17 septembre, elle écrit : malgré une pluie battante,
nous sommes allés en voiture découverte au défilé de Melfort ; le lendemain, les
îles, Jura et Staffe avec sa grotte de Fingal, étaient au programme mais le
temps était si mauvais et le vent soufflait avec une telle force qu’à peine
arrivés sur l’Océan, le capitaine a déclaré qu’il y aurait danger à continuer et
que nous devions retourner. Le lendemain encore, Isabelle découragée ne livre
que deux lignes à son journal : Temps épouvantable, nous passons toute la
journée à l’hôtel.
Le voyage se poursuit pourtant en steamer vers le nord jusqu’à Inverness en
empruntant les lochs et le canal calédonien.
Le temps semble s’être amélioré et, pendant deux jours, Isabelle apprécie le
paysage de montagnes, de lacs et de cascades : Rien de plus délicieux que cette
manière de voyager écrit-elle mais elle ne fait aucune allusion au monstre du
Loch Ness, pas plus d’ailleurs qu’au whisky dont elle et sa famille semblent
ignorer l’existence.
Deux jours passés à Inverness au Caledonian hôtel permettent aux visiteurs de
voir la cathédrale et le château, d’assister aux jeux nationaux (concours de «
pipers », danses et jeux divers.) et d’aller au bal, un soir. Isabelle y admire
les jolies toilettes des dames et les costumes écossais des Messieurs parmi
lesquels elle remarque des chefs de clans comme Macpherson et surtout Mac-Intosh,
un jeune homme de 20 à 21 ans au physique très agréable. Elle s’essaye même à
danser le « reel », une danse nationale et rentre à l’hôtel, enchantée de sa
soirée.
Le 24 septembre, les voyageurs prennent le train pour Aberdeen où ils arrivent
après un trajet de sept heures et descendent au Royal Hôtel. Ils ne s’y
attardent pas et, après une promenade en bord de mer et un tour de ville, ils
partent en voiture découverte en direction de la petite station très fréquentée
de Pitlochry, aux aspects de ville d’eaux. Ils l’atteindront en quatre jours à
travers les Grampians dont ils découvrent les châteaux et des sites comme
Queen’s view qu’Isabelle estime être les plus beaux de leur voyage. Puis c’est
le chemin de fer qui, en trois jours par Perth et Stirling, les ramène à
Glasgow.
Après des échanges de cadeaux et des adieux chaleureux aux Robinson devenus
leurs amis, ils reprennent le train pour Londres, puis pour Douvres. A l’arrivée
sur le sol français le 3 octobre, Isabelle s’exclame : Quel bonheur d’entendre
parler notre langue et d’être compris par ceux auxquels on parle. Ce qui laisse
supposer, bien qu’elle n’en ait rien dit jusque là, quelques difficultés avec la
langue de Shakespeare (l’accent écossais y est-il pour quelque chose ?).
Pourtant, comme la plupart des enfants de son milieu, Isabelle avait eu une
gouvernante anglaise et avait bénéficié par la suite de cours particuliers
d’anglais. A défaut peut-être d’une excellente pratique linguistique, cela lui
avait donné du moins une bonne ouverture sur la civilisation d’Outre Manche.
La vision de l’Ecosse qui transparaît à travers les pages de ce journal reflète
les goûts et la personnalité de son auteur. La jeune fille, sensible aux
particularités des paysages écossais, intéressée par la « société » et
l’histoire du pays, voit surtout celui-ci à la lumière de ses souvenirs de
lecture.
Le climat local, sujet de préoccupation de bien des touristes, l’est plus encore
pour une jeune marseillaise qui a grandi au soleil de la Méditerranée (il est
juste de dire que le temps n’a pas toujours été exécrable et qu’Isabelle signale
parfois la luminosité du ciel ou le soleil couchant qui, fait exceptionnel
cependant, dore de ses rayons la ville d’Edimbourg). En tout cas, elle apprécie
la beauté des paysages, les lacs, les cascades, les montagnes mais aussi, la
végétation de mousses, de bruyères et de fougères et ce si beau vert, qui n’est
pas, il est vrai, la couleur dominante des rivages méditerranéens.
Parmi les autres centres d’intérêt de cette jeune française de 18 ans, il y a
bien des aspects un peu superficiels (en franglais, nous dirions aujourd’hui «
people »). Elle est, c’est évident, très intéressée par les grands de ce monde.
De passage à Balloch, elle ne manque pas de visiter le petit hôtel où coucha
l’Impératrice des Français en novembre 1860, sa chambre et son salon. A l’hôtel
de Ballater, le fils du comte de Fife, le jeune lord Duff (22-23 ans), lui fait
forte impression en costume écossais.
Mais c’est surtout la reine Victoria qui retient son attention. Sur les lochs où
la souveraine fait un voyage, leurs itinéraires se croisent. Isabelle est fort
déçue et sa description est …impitoyable.
Elle n’a pas le moins du monde le port d’une reine, elle est très grosse, très
petite, très rouge et a l’air fort commun. De plus elle était fort mal habillée,
une cape de voyage noire, très courte, sans garniture, un châle tartan noir avec
une bordure blanche, mis en pointe, un immense chapeau sur son bonnet de veuve,
point de gants, telle était la toilette de la souveraine anglaise. Elle était
accompagnée de ses deux filles plus jeunes, la princesse Louise qui a 18 à 20
ans et qui est assez bien, elle a surtout une très belle tournure, et la
princesse Béatrice qui n’a que dix ans et qui, dit-on, est remplie d’esprit. Il
y avait aussi un robuste highlander pour lequel elle a une grande prédilection
et qui l’accompagne toujours. Ce montagnard dont le nom est John Brown lui avait
servi de guide lorsqu’elle fit un voyage dans les Highlands avec le prince
Albert. Le prince Albert l’avait pris en grande affection et, depuis sa mort, la
reine se figure que l’âme de son époux a passé dans John Brown ; d’autres disent
qu’il a été placé à côté d’elle pour l’empêcher de trop boire.
Elle reverra la souveraine plus tard, dans une petite ville proche de Balmoral.
Elle était accompagnée de la princesse Héléna et de son époux le prince de
Sleswig-Holstein, des princesses Louisa et Béatrice et du prince Léopold. Nous
avons trouvé la reine beaucoup mieux que la dernière fois, écrit Isabelle. On
peut supposer qu’elle avait alors abandonné sa tenue d’excursionniste.
Plus sérieusement, Isabelle manifeste aussi un certain attrait pour l’histoire
d’Ecosse, notamment pour tout ce qui touche les Stuart et plus particulièrement
Marie, l’ancienne reine de France.
A Edimbourg, elle visite l’appartement de Darnley, celui de la reine et
l’antichambre où fut traîné son amant Rizzio et où on lui a encore montré les
taches de sang ! Elle signale aussi la chambre où naquit son fils, Jacques I, la
couronne d’Ecosse qu’elle admire au musée, elle évoque le roi Charles I et
visite la prison du duc d’Argyle ; à Stirling, elle pénètre l’appartement où fut
tué Douglas en révolte contre Jacques II.
Les héros de l’histoire écossaise ne lui sont pas inconnus : à Stirling, elle
s’arrête au monument élevé en l’honneur du « brave Wallace » (1270-1305).
Dans la vallée de Glencoe, elle signale la maison du chef des Mac Donald et
traverse la vallée où ce clan fut massacré. Près d’Inverness, elle passe devant
Culloden où les Anglais battirent les troupes de Charles-Edouard. Au cœur des
Grampians, elle franchit le « pass of Killiecrankie » qui fut le théâtre d’une
guerre sanglante entre les highlanders et les Anglais.
Peu de notations concernent la religion, deux seulement, ce qui peut surprendre,
vu sa solide éducation protestante. Un dimanche, en assistant au service divin
dans une petite église écossaise, elle constate : Le culte écossais est
exactement semblable au culte protestant, excepté que les chants ne sont pas
accompagnés par l’orgue.
Et à Edimbourg, elle dit être passée devant la maison qui fut habitée par le
réformateur Knox.
Elle est davantage attirée par les traditions locales. A Trossachs, elle entend
un concert de « bag pipe ».
Elle note les ressemblances de l’instrument avec la cornemuse, signale que tous
les grands seigneurs ont leur « piper », et que cet individu chargé de jouer de
cet instrument ne fait absolument que cela ; elle conclut, un brin critique, il
se croit très important.
Bien entendu, elle ne rate pas la visite au château de Balmoral qu’elle trouve
très beau, dans un site charmant.
Isabelle n’ignore pas non plus la littérature écossaise. Elle connaît Ossian,
qu’elle évoque lorsqu’elle passe devant la grotte qu’il habita près de Glencoe,
le poète Burns dont elle voit la statue à Perth et le Macbeth de Shakespeare
dont elle évoque les sorcières en traversant la forêt de Dumbar. Surtout, elle
est imprégnée de Walter Scott dont les romans historiques connaissent en France
une grande vogue depuis 1820 ; à Glasgow comme à Edimbourg, elle ne manque pas
de s’arrêter devant sa statue. Quant à ses œuvres elle a maintes occasions de
les évoquer au cours de son voyage. C’est Lucie de Lamermoor qu’elle a sans
doute connue aussi grâce à l’opéra de Donizetti (1835) car les Marseillais,
quelle que soit leur condition, sont très friands d’opéra. Sur le loch Katrine,
elle va à l’île d’Ellen qui était la résidence de La dame du lac et à la plage
d’argent dont il est encore question dans ce charmant poème de Walter Scott ; là
aussi, il est fort probable qu’elle en a eu connaissance surtout par l’opéra de
Rossini du même nom. A Perth, c’est la jolie fille de Perth, qui a également
inspiré un opéra à Georges Bizet en 1866. A Edimbourg, en traversant la rue du
même nom, elle évoque Les Chroniques de la Canongave. Il me semblait à chaque
instant que j’allais rencontrer des personnages que j’ai beaucoup connus dans
[les] romans et j’ai bien envie d’aller faire visite à Mr Osbaldistone père. Car
c’est surtout Rob Roy et les héros de ce roman qui sont pour ainsi dire
omniprésents dans ce journal.
Dès le jour de son arrivée, elle les rencontre à Glasgow, dans la rue d’Argyle
où Rob Roy se cacha et à Saltmarket où était la maison du bailli Nicol Jarvie:
Je suis remplie d’émotion écrit-elle, quand je pense que je traverse ces mêmes
rues, ces mêmes places qui ont vu Rob Roy, le bailli Nicol Jarvie, Francis
Osbaldistone, tous les personnages de Walter Scott en un mot
Quelques jours plus tard, à Inversnaid, elle atteint en barque la grotte de Rob
Roy, une échancrure dans le rocher, un peu au dessus du loch ; l’entrée est fort
étroite et lorsqu’on avance la caverne s’élargit. Plus loin, au bord du lac d’Arclet
où elle embarque, sur le « Rob-Roy », outre la maison où naquit Ellen Mac-Grégor,
elle voit l’endroit où le bailli Jarvie passa un si triste moment pendant
l’absence de Rob Roy, livré à sa femme qui le considérait comme un ennemi ; il
resta suspendu dans une position des plus critiques entre deux rochers. Ces
montagnes sont remplies de souvenirs de Rob Roy et bien intéressantes à
traverser pour qui connaît ce charmant roman.
Ce voyage permet donc à Isabelle de revivre « in situ » les émotions qu’elle a
dû ressentir à la lecture des romans. Il a dû être aussi une occasion pour elle
de revoir ses connaissances historiques sur l’Ecosse et peut-être d’en acquérir
de nouvelles. Il lui a permis de découvrir un pays étranger, assez différent du
sien, certains aspects de son économie industrielle et d’entrer en contact avec
une partie de ses habitants (une partie seulement car les rapports semblent
avoir été limités au même milieu social que le sien). Dans ce cadre, même
restreint, le voyage a dû être un enrichissement, une ouverture sur l’extérieur
et c’est certainement la raison pour laquelle ses parents l’ont emmenée avec
eux.
Ces quelques pages nous révèlent une jeune fille romantique certes (comment ne
pas l’être à son âge ?), très vive, spontanée et volontiers extravertie. Elles
nous montrent aussi que l’éducation délivrée aux jeunes demoiselles n’était pas
si superficielle qu’on a bien voulu le dire parfois. Sous l’influence de son
entourage, certaines formules utilisées sont certes stéréotypées mais Isabelle
est une jeune fille cultivée qui ne manque pas d’esprit et porte souvent sur les
gens et les choses un jugement personnel.
Au-delà de sa personne, son journal présente pour nous un double intérêt. Les
Britanniques ont toujours eu la réputation d’être de grands voyageurs : on leur
doit le tourisme, le mot et la chose. Les Français, eux, sont considérés comme
plus casaniers ; leur horizon aurait été longtemps borné aux limites de
l’hexagone. Ce journal prouve le contraire. Les Fraissinet, qui réalisent au
XIXe siècle ce grand tour de l’Ecosse, ne sont d’ailleurs pas les seuls
armateurs marseillais à avoir, à la même époque, traversé le Channel puis
.utilisé tous les moyens de transport alors en usage, des plus traditionnels aux
plus modernes.
Par ailleurs, ce journal nous rappelle, si nous l’avions oublié, que des liens
étroits existent depuis longtemps entre Marseille et Glasgow, des liens
économiques fondés, ici, sur une complémentarité entre les constructeurs de
navires écossais et les armateurs marseillais, des liens d’amitié noués à
l’occasion de ces relations d’affaires, des liens culturels enfin, renforcés au
XIXe siècle par la vogue de l’histoire et du roman historique.